Conte de l'enfant - cage

Les contes sont la seule façon de raconter les histoires cruelles avec légèreté.

1.

Il était une fois un musicien, enfin "il était" c’est déjà beaucoup dire, lui ne se sentait pas vraiment être, un mort vivant peut-être, un enfant mort caché-enfermé à l’intérieur, dans son corps apparent. Il se sentait si vide de toute âme qu’il avait bloqué deux touches de son piano, pour jouer à la manière de ces morceaux de John Cage. Deux touches qu’il avait notées - pour lui seul car depuis des décennies il n’employait plus qu’un langage codé - qu’il avait notées N et E. Dans sa langue, ça voulait dire que sa musique était bloquée sur la haine. C’est très encombrant la haine, mais la sienne pourtant immense ne suffisait pas à combler le vide empli d’échos chaotiques qui gargouillait en lui sans arrêt. Comment peut-on autant vider certains enfants ?

Bien que sa musique fût aussi étrange que son langage, elle seule résonnait étrangement aux oreilles des auditeurs. Une note reste une note, et si l’altération de la mélodie par le silence des marteaux bloqués produisait un effet bizarre et dérangeant, c’était sans ambiguïté, une étrangeté sans équivoque, immédiatement perceptible.

Tandis qu’avec les mots … c’était avec eux qu’il jouait véritablement en virtuose, avec une célérité dans le dialogue qui le faisait s’émerveiller de lui-même et jubiler, jubiler de pouvoir tout dire de sa folie et son enfer à la face d’un public dont il avait tant besoin, et besoin qu’il n’y comprenne rien, ou seulement ce qu’il voulait. La jubilation satisfaisait son terrible besoin de se sentir vivre au moins par moments, lui qui se sentait mort. Elle représentait son premier niveau de vie, la première marche de son escalier personnel au-dessus de la glaise de non-vie qui lui collait lourdement aux pieds.

Il jonglait donc avec les mots comme avec de petites boules d’argile, modelant ses phrases en sculpture composite. Il jouait sur leurs sens, leur polysémie, l’ambivalence potentielle de leur assemblage et de leurs liaisons, jouait de l’ellipse et des connotations. Il jouait même à les remplacer l’un par l’autre, jamais au hasard, toujours selon des correspondances secrètes qu’il avait établies au fil de chemins parfois compliqués. Ainsi pouvait-il parler le langage des autres, leur parler et agir sur eux, les "grandes personnes" comme il les nommait tous intérieurement, dans un mélange de crainte enfantine et de mépris ricanant qu’il n’était jamais parvenu à démêler. Il leur parlait le plus souvent d’une voix très douce qui faisait son effet ; ne faire aucun effet était quelque chose qu’il ne supportait vraiment pas. Il était capable de faire à peu près n’importe quoi, à condition que cela reste secret.

Il donnait ce soir-là un concert dans un petit théâtre à l’italienne aux habituels fauteuils de velours rouge sous de malhabiles fresques mythologiques au plafond rond. Il constata avec satisfaction que les galeries et le parterre étaient presque pleins et s’installa gravement à son siège, après un léger salut un peu raide.

Il aimait le silence qui précédait la frappe des premières notes, et prolongea à dessein l’immobilité de ses longues mains exhibées bien haut au-dessus du clavier, comme deux faucons en vol du saint-esprit dans la lumière des projecteurs. Quand il estima que le silence avait assez duré pour provoquer l’inconfort, ses mains fondirent sur les touches. Il enchaîna les morceaux du programme à peu près sans interruption, sans se mettre debout ni même lever la tête aux applaudissements qu’il interrompait très vite par l’envol de ses deux oiseaux de proie. Le public devint rapidement docile et dès la troisième pièce ses mains n’eurent pas longtemps à attendre le silence complet qu’elles exigeaient.

Quand il libéra enfin les spectateurs en s’avançant avec un large sourire sur le devant de la scène, ce furent de longs roulements d’applaudissements, de battements de pieds et d’acclamations qui le remplirent comme à l’accoutumé de fierté pour lui-même et de mépris pour le public : il s’était toujours vu comme un faussaire. Dans ces moments de triomphe, il se concentrait intensément sur un contrôle parfait de son expression faciale, qu’une commissure à peine trop retroussée, une lèvre inférieure un peu trop avancée, un œil à peine trop étiré, aurait pu malencontreusement démasquer. Evidemment, tout cela gâchait un peu son plaisir, la jubilation malignement solitaire avait son prix, qu’il n’estimait pas trop élevé. De toute façon, il avait énormément de mal avec le plaisir.



Sa deuxième marche au-dessus de la non-vie était celle de l’extase, un émerveillement vrai dans la vérité absolue d’une extension du temps, comme dans ces rêves éclairs déclenchés par une sensation éphémère et qui semblent durer des heures.

La troisième était celle de la transe, de la fabrication des anges et de leur saut, salto mortale bien sûr, la transe du meurtre.

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