2.
C’est à la mort de sa femme dans sa trente-troisième année que son esprit agité avait silencieusement explosé, sous le poids conjugué de la tristesse et d’une insupportable culpabilité. La vie conjugale qu’il lui avait faite n’avait pas été belle, ou par très courts moments. Est-ce qu’il l’avait aimée ? Que savait-il de l’amour sinon ses effets ? Il pouvait ressentir ceux des amours qu’il prenait et apprécier l’efficacité sur les actes d’autrui de celui qu’il était capable de montrer. Il ne savait que vouloir être aimé. Il aurait voulu être ce qu’elle aimait, l'image qu'il savait lui offrir, mais sa nature n’était pas aimable, et son amour à elle, égratigné effiloché, n’avait pas suffi à le changer. Il avait bu avec passion ses sentiments et ses larmes, surtout ses larmes, la pluie qu’il avait le pouvoir infini de faire tomber en sorcier du désert. D’humiliations en tromperies, de départs simulés en retours de remords, d’orages en accalmies précaires, petit à petit il l’avait asséchée. Jusqu’à causer son cancer, c’était ce qu’il croyait.
Dans les derniers mois de sa vie, il avait cherché fiévreusement ce qui aurait pu lui apporter un peu de bonheur. Il aurait voulu l’entourer de beauté, de douceur, il avait espéré au-delà de toute raison, prié, supplié il ne savait plus qui pour qu’elle ne l’abandonne pas. Mais à la fin il en était venu à souhaiter sa mort, il n’en pouvait plus de la voir souffrir et dépérir, s’effacer peu à peu dans le décharnement progressif de son corps, s’y enfoncer en ne laissant à la surface que son regard de jour en jour plus brûlant sous lequel il se débattait. Quelque part au fond de lui, fossilisée depuis l’enfance par la folie religieuse de sa mère, gisait une croyance floue en un dieu terrifiant qui punissait les fautes en distribuant la maladie et la mort. Embarqué au bord du lit dans les délires sous morphine de sa femme, cramponné comme à un radeau en pleine tempête, il la voyait comme l’agneau qui portait le poids de ses fautes, l’agneau dont son cœur de bête souhaitait la mort pour être délivré. Trente-trois ans comme le Christ. La chambre d’hôpital vacillait, la figure folle de sa mère se dressait entre lui et sa femme agonisante, elle se dressait échevelée, criant des litanies incohérentes et pointant sur lui le doigt accusateur de dieu.
Son cerveau résista à la désintégration par l’édification d’un clivage parfaitement cohérent. Il était la bête, le diable et la mort, qui ne craignent ni dieu ni l’enfer ni la mort, il était le plus grand, le plus fort, ne venait-il pas de tuer sa femme ? Il était l’enfant chétif en larmes dans la cour de récréation du pensionnat, le naïf qu’on trompait, la femmelette qu’on violait, que tout le monde détestait, il en était persuadé. Cette fois le compte était bon, il allait leur montrer, ils n’y verraient que du feu, c’est lui qui allait mener le jeu, lui qui dicterait les règles secrètes et tirerait leurs ficelles.
Il n’avait pas perdu son âme, il s’en était lui-même amputé. Pour son plus grand bien.
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