METIER, sur le rond de la terre



Mon métier consiste à écouter, du plus haut des Octaves jusqu’au plus bas des nains.  À écouter le plus profond possible. C'est un métier d'oreille. D'abord parce que lorsqu’elle n’est pas sourde, l'oreille ne rêve que de vibrer, ensuite parce que lorsqu’elles sont deux, elles s’offrent la stéréo
            Un métier d’oreille. Certains m’ont dit un métier d’âne, rapport au roi Midas.
            Je suis écouteur. Ou plutôt écouteuse, mais ça fait un peu dispendieuse et je ne voudrais pas paraître vénale.
            Il y a eu les confidents et confidentes des tragédies antiques, il y a eu les confesseurs, voire les inquisiteurs, il y a eu les psys de tout suffixe et maintenant il y a moi. Je serai cette année championne de la Garenne et aux prochains Jeux asiniques, j’aurai le trolle d'or.
            Je suis l’écouteur le plus équilibré de la chaîne, le plus calme, le plus concentré, et mon travail consiste à fabriquer de la musique.
            Tous les grands écouteurs fabriquent de la musique.
            Ecouter plus profond c'est d'abord écouter autrement ; de façon à recueillir toutes les lignes des chants à plusieurs voix. 
            Plonger dans la polyphonie des voix. Ecouter de telle manière que les autres soient persuadés que ça devrait vous rendre fou, jusqu'à ce qu'une génération entière plonge comme vous.
            Dans une vie d’écouteur, on ne peut inventer qu'une musique géniale et une seule.
            Freud et Lacan sont arrivés sur le marché avec le confort de leurs divans et quelques décennies plus tard, tous les top-psys du circuit écoutaient comme l’un ou l’autre.
            Maintenant, il y a moi.
            Être un grand écouteur est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. J’écoute à temps plein. J’écoute le vent, j’écoute l’eau, j’écoute même le temps. Je marche avec dix mille contes dans les poches pour mieux écouter. Je souris aux oiseaux et aux arbres parce que je sais qu’ils m’aident à écouter. J’incline la tête sur le côté quand c’est plus difficile parce que je sais que cela m’aidera à écouter.
            Prenez deux humains à égalité de pavillons et de tympans, sur le même genre de crâne, mettez-les à côté l’un de l’autre et c’est toujours moi qui écoute le plus profond.
            Le limaçon qui commande l’entrée du labyrinthe, je le connais mieux que personne, on peut même dire que je l’ai apprivoisé. Les cils du vestibule, ceux que les minuscules otolithes font ployer pour l’équilibre, je les caresse chaque soir dans le sens du poil. Je sais toutes les circonvolutions du labyrinthe  au nanomètre près et, à soixante pulsations la minute, je les alimente.
            Je me prépare aussi pour les écoutes les plus baroques que les hasards d'attribution des Jeux asiniques nous imposent. Les partitions les plus tordues autoproclamées championnes polyfides.
            Tout compte dans l’oreille d’un écouteur.
            Un jour, vous comprenez que l'essentiel est d’écouter sur plusieurs hauteurs. C'est l’harmonie ou le contrepoint qui fait la vérité. Et s’effacer. C’est l’essentiel pour écouter. Vous vous êtes trompé sur l’harmonie parce qu’en voulant y entrer vous vous y êtes projeté. Dissonance.
            Quand je marche, j’écoute, quand je lis j’écoute, quand j’écris j’écoute. Je chante mes lectures, je danse mes lettres. Mes oreilles sont intraitables, je les porte sans arrêt.
            Lorsque le parleur libère sa parole, il se libère de tonnes de gravats. Souvent, c’est très ténu à entendre. Il faut qu’en face ne reste que l’oreille.
            C'est la règle.
           
            Car il y a le moment qui arrive forcément dans la vie même d’un monstre de la musique, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Quand il est entendu.

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