Conte de l'enfant - cage / 11




11.

Celle-ci, il l’avait trouvée au dancing du Chat Noir, un établissement minable couvert de tôles dans le quartier en friche industrielle d’une ville suffisamment éloignée pour ne pas risquer d’y être connu, et dont il supposait depuis longtemps les potentialités en matière de femmes sans étiquette. Il l’avait repérée depuis la table où il s’était d’abord assis un bon moment. Elle semblait avoir déjà pas mal bu, seule, plutôt en petite forme, le mascara un peu coulé et les cheveux écroulés, et avait déjà refoulé deux ivrognes qui s’étaient approchés à tour de rôle.  Mais elle lui avait volontiers fait de la place au comptoir quand il l’avait abordée avec l’air timide et charmé qui était le plus efficace, même et surtout pour ces filles habituées aux voyous. Un verre, un tour de danse une main douce au cou l’autre bien placée au creux des reins et les yeux comme il faut dans les siens, encore un verre en prenant son temps pour l’écouter en penchant la tête, elles en ont toujours à raconter, en disent souvent beaucoup moins, mais il faut laisser comprendre qu’on entend le reste. Et puis au troisième verre parler presque à voix basse de soi, de ses malheurs et de ses rêves comme on se confierait dans un échange équitable. Tout à la fin, évoquer le plus beau en le dessinant dans l’air, son rêve de bateau, un bateau très spécial en construction, tout en bois de ses mains, pour y passer le reste de sa vie à naviguer. Baisser la tête, la regarder en coin l’air de ne pas oser, puis lui proposer comme une impulsion enfantine d’aller le voir, là maintenant tout de suite, ce n’était pas si loin, une demi-heure de voiture et il la ramène. La fille en a déjà plein les yeux, de son rêve si différent de ce bastringue enfumé.

Ça s’était bien passé, elle était vraiment seule et personne n’avait remarqué leur sortie. Il avait d’ailleurs pris soin de sortir avant elle, prétextant galamment lui approcher la voiture au coin de la rue. Il était garé assez loin, il en avait pour dix bonnes minutes. Elle avait le temps de se repoudrer, avait-il précisé avec un sourire malicieux.

Il avait mis du Bach dans la voiture, pas des toccatas ou fugues pour grandes orgues, trop puissant, ce n’aurait pas été prudent, mais l’irrévocable tempo d’un Gould au piano. Elle avait d’abord fumé en silence, intimidée par l’ambiance. Puis encouragée par ses questions attentives, elle avait tenté de parer de quelques atours les contours embrumés de sa pauvre vie, histoire de s’accorder à la musique, presque trop belle pour y croire. Tandis que défilait le plat pays des banlieues éclairées au néon,  des jardins ouvriers et des champs labourés, elle avait fini par s’assoupir un peu, permettant ainsi à son chauffeur de se concentrer avec plaisir sur la conduite et la mise au point des détails de ce qui allait suivre.

Le coin était désert quand ils arrivèrent, et personne ne la vit descendre de voiture, il en était certain. Il l’aida un peu à marcher dans les graviers où elle se tordait les chevilles sur ses hauts talons. Puis ils entrèrent et il referma derrière eux. Il n’en sortit pas de tout le jour suivant.

Au soir enfin, il se dirigea en trainant les pieds vers la lourde porte d’acier de son atelier et tira contre le mur les sacs de ciment et la planche qu’il y avait adossés, on n’est jamais trop prudent. Ces objets inertes produisirent sur le sol rugueux le même frottement las que ses semelles. Il sortit le trousseau de clefs de sa poche et tourna la serrure. Lorsqu’il poussa la porte, elle grinça sinistrement dans ses tonalités habituelles : lente et découragée pour le laisser sortir, fatale et furieuse lorsqu’il la referma. Il ne réussit pas à amortir son choc contre le second battant et son tonnerre sourd l’atteignit en plein ventre, continuant d’y résonner  pendant qu’il reverrouillait serrure et cadenas.

Il leva la tête vers le ciel, sombre évidemment, comme s’il cherchait les éclairs qui auraient dû accompagner sa sortie. Rien. Pas même un rayon de lune, pas un souffle de vent dans les haies maigres et noires de ce coin isolé à l’écart des maisons et de l’éclairage public. Normalement, enfin si la morale et Dieu se faisaient respecter, une nuée de sauterelles aurait dû s’abattre sur sa tête, ou une pluie de feu, de bombes de lave en fusion, le glaive de la foudre le réduire en cendres. Mais non. Rien. Rien que l’écho si particulier du vide dont il était plein.

Ses mains étaient propres, tout son corps sentait le savon. La dépouille était au frais. Celle-ci encore pourrait fournir de longues heures, des jours de volupté, et de nombreux fétiches. Il les aimait de plus en plus. Non seulement ils étaient plus durables que l’emballage qui les avait contenus  et dont il abrégeait toujours trop vite l’agonie, emporté par son ardeur, mais encore on pouvait vraiment les transformer à loisir sans autre souci du temps que de fortifier sa résistance aux odeurs de putréfaction. Un moment de nausée est vite passé, c’était ce qu’il se répétait en se dirigeant vers sa voiture, une grimace sardonique aux lèvres en guise de sourire. Il était temps de rentrer, sa normalité l’attendait : maison, famille, et reprendre demain matin les répétitions pour le concert de samedi s’il n’était pas trop fatigué. Sinon, il s’octroierait une grasse matinée. Il l’avait bien méritée.

3 commentaires: