Conte de l'enfant - cage /3

3.

Et de fait il ne fut presque plus gêné par les sentiments, et se sentit quasiment mort en permanence, sauf quand il gravissait l’une de ses trois marches de survie.

C’est à partir de ce moment qu’il consacra le plus clair de ses compositions et de ses concerts officiels à la musique concrète, avec un succès certain.



La part la plus étrange de sa folie était la parfaite lucidité dont il faisait preuve quant à elle, mais il est vrai qu’il passait dans la solitude un temps infini à s’auto-analyser, à chercher les pourquoi et comment de l’origine de son anormalité. Même avec les autres il ne parlait pratiquement que de lui-même, sous couvert de discussions cultivées sur la biographie ou l’esthétique de tel ou tel artiste, musicien, peintre, sculpteur, cinéaste ou écrivain, voire même en évoquant des connaissances communes. Quand il disait avec une admiration non feinte « Il est génial » ou, avec un ton d’enfant presque désespéré « Il est méchant », c’était de lui qu’il parlait, de ce grand diable de double si parfait sans lequel il ne sortait plus dans ce monde inconnu, qui le protégeait et lui volait tout.

Ce fonctionnement interne dédoublé, quoique très rôdé, ne manquait évidemment pas de laisser filtrer nombre de bizarreries en surface, mais accompagnées selon les cas d’un sourire d’enfant souffrant ou ébloui, elles étaient le plus souvent acceptées comme les inévitables annexes d’une hypersensibilité artistique. Celle-ci était cependant bien réelle : souvent un émerveillement vrai le saisissait devant la beauté, l’harmonie, la virtuosité ou la grâce et le transportait en extase dans un coin arrêté du temps.

Il comprenait bien que pour un être désintégré, l’art représentait la seule voie permettant une intégration apparente dans le monde des autres. Une voie ? Une étiquette plutôt, persiflait-il en se la collant sur le front. Comment ricaner de son public sans ricaner de son propre art ? Les cruels procès qu’il dressait contre ses auditoires stupides se réverbéraient sur ses œuvres.

Alors il avait trouvé autre chose. Il s’était mis à la peinture, une peinture concrète elle aussi, il ne se souvenait plus bien quand et comment cela avait commencé, mais c’était devenu un besoin. Une peinture faite de matière, recueillie directement sur la place de la transe, parfois faite avec des restes de corps. Ça c’était de l’art, personne ne l’avait encore jamais fait.

Mais «l’art est dans l’œil du spectateur », se répétait-il, et des œuvres cachées ne sont pas de l’art. Il fallait, comme il disait, un moyen d’exposer sans vulgariser, en plus cela permettrait de pimenter l’affaire par une prise de risques, rien de mieux contre l’ennui qu’il ne supportait pas, et de jouir à nouveau de l’œuvre, par nature éphémère, en la faisant contempler par un public.

L’avènement d’internet lui parut une opportunité royale. On pouvait choisir la définition des images qu’on y postait, l’ajuster à son besoin de prise de risques, on jetait cela comme à la mer une lettre de Levée d’écrou, sans savoir qui la trouverait. On pouvait s’y faire assez facilement une réputation et en tirer de nombreuses jubilations, peut-être même avec un peu de chance y découvrir quelques extases.

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