Conte de l'enfant - cage /5

5.

Sa mémoire fonctionnait bizarrement, elle pouvait remonter
nombre d’images du passé, mais comme décolorées de tout lien avec les
sensations ou sentiments qui avaient pu les accompagner. La chronologie aussi manquait le plus souvent, comme s’il avait feuilleté un album défraîchi et sans classement. Il lui fallait procéder à des recoupements avec des objets présents, photographies, « souvenirs » rapportés et soigneusement gardés dans ses boîtes et armoires, agendas, journaux, pour resituer les lieux, les personnes et les dates.

Paradoxalement, il disposait en interne d’une immense galerie d’images étrangères, peintures, sculptures, musiques ou bouts de films renvoyant chacun à un des sentiments, même les plus subtils, que les autres étaient capables d’éprouver. Et il était fin psychologue, ce qui ne manquait pas de l’amuser, encore un paradoxe. Ces flashs de correspondance pouvaient s'éclairer instantanément selon ses besoins d’expression et lui offraient un mode de communication plus puissant, plus précis et plus rapide que les mots. Ils pouvaient symboliser ses propres théories secrètes sur sa nature, celle de son pouvoir, ou illustrer certains de ses actes. Bien sûr, cela ne prenait sa pleine valeur que dans ses débats intérieurs. Les autres en général ne percevaient que l’extériorité des images. Il lui arrivait de rêver pouvoir un jour communiquer réellement de cette façon, mais c’était une utopie, il le savait bien. D’ailleurs, ç’aurait été dangereux, il fallait qu’ils ne comprennent pas.

Louise Bourgeois par exemple, c’était les pénis démultipliés de Cumul, illustrant crûment la démesure de ses pulsions sexuelles, et puis La Destruction du Père, avec ce corps démembré sur une table.

Le couple Antonio Lopez Garcia et Sigmar Polke, c’était l’hyperréalisme de son lapin écorché sous les crânes émergeant du col des morts en habits.

Lui-même aimait raconter qu’un de ses instituteurs l’avait baptisé Holbein lorsqu’il était enfant, à cause de sa maigreur, en précisant que ce nom de peintre lui avait été conservé pour les « jeux officiels », mais que pour les jeux libres avec ses petits camarades, il était La Mort. Holbein en avait fait tout un alphabet.

Parfois ce n’était pas seulement des images, mais un bout d’histoire trouvé au hasard, un détail ou une conjonction qui l’avait frappé et qu’il avait conservé.

Peter Paul Rubens encore, c’était ses pigments d’époque dont l’analyse montrait que seules les couleurs de terres, de blanc de plomb et d'outremer avaient résisté au temps, tandis que le vermillon, les jaunes et verts végétaux avaient quasiment disparu. Il avait aussitôt établi un parallèle avec son propre cas : une analyse trop poussée de ce qu’il disait et montrait aurait abouti aux mêmes résultats, et il se sentait avec une certaine jubilation prendre là des risques immenses, il aimait le risque. Si quelqu’un allait s’apercevoir que lui aussi avait perdu les couleurs du vivant, pour ne conserver que la bassesse de la terre, la lourdeur de plomb de la mort, l’outremer d’une folie plus folle encore que celle de sa mère. Car le mot terre, qu’il opposait au ciel, désignait pour lui le mal, comme le mot gauche d’ailleurs, ou la couleur mauve le mauvais. Et la mer, par homonymie avec sa mère démente, désignait sa propre folie.

Mais on pouvait leur mettre sous le nez tout ce qu’on voulait, ils étaient comme des enfants devant les images. Ou plutôt comme des grandes personnes qui se prenaient au sérieux et ne faisaient pas attention, un enfant regarde mieux.

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