Conte de l'enfant - cage /10


10.


Dans un carnet de notes  documentaires placé en incise au cœur du livre, il s’attardait longuement sur divers détails architecturaux, croquis et photos à l’appui. Les chapiteaux y occupaient une place prépondérante.  Au niveau ornemental, ces éléments parlaient des ordres, dorique, ionique, corinthien, puis roman ou gothique, auxquels on pouvait les rattacher. Dans les strates sous-jacentes, ils parlaient de ses profonds désordres.

Un chapiteau servait à matérialiser de façon décorative le passage de la verticalité à l’horizontalité, de la colonne à la couverture, il servait à résoudre un conflit de directions. De même qu’un psychopathe apaise ses menaces d’éclatement interne par la résolution du meurtre, de même ces « décorations » résolvaient le combat des lignes géométriques. D’ailleurs le mot lui-même se prêtait aux jeux auxquels il aimait jouer : dé-corps-ations, arts dé-corps-atifs, extraction de l’esprit des corps en son pouvoir.

Les ordres grecs et romains avaient évolué en cherchant à prolonger dans l’enroulement de la volute la perpétuité de la verticale. Mais le chapiteau ionique, plus simple, étranglait finalement trop rapidement l’érection de la colonne entre ses enroulés. Il fut remplacé  par les chapiteaux corinthiens, dont Vitruve attribuait l’invention à Callimaque passant devant la sépulture d’une jeune fille : des rejets d’Acanthe molle y avaient poussé sous la corbeille qui avait été déposée là en souvenir d’elle et, gênées par la tuile qui en protégeait le dessus, les feuilles s’étaient enroulées sur elles-mêmes dans un arrangement que le sculpteur avait trouvé charmant et qu’il avait reproduit par la suite dans de nombreuses constructions. On pouvait se perdre longtemps dans ces courbes végétales, y oublier un moment la condamnation à l’horizontale pourtant déjà prononcée, y faire durer dans l’ivresse de la transe la transition entre la colonne dressée et l’inévitable coucher final, dans la prolongation de la sentence parmi la sinuosité des souffrances de l’agonie.

Il avait réalisé sur ce thème une petite œuvre-collage sur la base d’une photographie estompée de buste féminin juvénile avec les bras en croix et une blessure au flanc droit, sur laquelle il avait fixé au niveau de l’épaule une fine clavicule humaine dont il avait pris le soin de vieillir l’apparence. Un croquis à la plume de chapiteau corinthien et la mention de la légende de Callimaque complétaient cette Passion, ainsi qu’une référence à Raymond Lulle, dont il avait inscrit le nom tout en bas dans le coin droit, en tête d’une liste de quelques obscures martyres. Le mot clavicule ne signifiait-il pas « petite clef », celle-ci aurait permis d’ouvrir la totalité son « œuvre », mais il était certain de pouvoir l’exposer sans crainte, quel imbécile aurait été capable de la déchiffrer ?

Clavicule était le titre d’un traité d’alchimie que Lulle avait écrit, « traité également connu sous le nom de clef universelle, où l’on trouvera clairement indiqué tout ce qui est nécessaire pour parfaire le grand œuvre ». Les recettes de multiplication du soufre y étaient notamment détaillées. Soufre, souffre - douleur ! Vision divine rapprochant Theios et theion, l’encens divin pour l’œil de Dieu. Il avait réalisé un collage génial auquel il avait donné ce titre, fait d’une plume de paon dont l’œil cerclé d’un anneau de défense d’éléphant reposait sur un triangle d’ébène. Et dans son livre il avait noté que le recours aux sciences occultes ne servait pas à prédire l’avenir, mais à fournir une logique interne singulière, une grammaire étrangère à la logique commune, poussée jusqu’à sa cohérence la plus extrême.

Après la résolution en volute des ordres grecs, puis les créatures mythiques et diaboliques du roman, l’ordre gothique ne notait quasiment plus le chapiteau, la résolution du conflit, le passage de la vie à la mort, mais prolongeait la verticale en courbes jusqu’à la clef de voûte, l’équilibre étant assuré par les évidements des arcs-boutants, le fétichisme final d’une architecture épurée jusqu’à l’extrême conséquence de l’éviscération.

Cela aurait-il changé quelque chose s’il avait su que le sage Raymond Lulle n’avait jamais écrit le moindre traité d’alchimie, mais que les historiens s’accordaient à reconnaître comme de vulgaires faux les grimoires signés de son nom ?



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