Conte de l'enfant - cage / 9


9.

La ville dont il avait fait un livre, c’était d’abord celle de ses salles de concert, une ville dont le plan et les édifices ne s’étaient dressés que progressivement dans son imagination, au fil de l’écriture et de ses insolites associations d’idées.

Il avait commencé sans intention particulière, simplement mû par l’impérieux besoin de dire, de raconter ses actes ne serait-ce qu’au papier, d’être lu peut-être, mais sans être entendu, écrire comme on monte le volume de la musique à la limite du supportable, le risque à la limite extrême du danger.

Le début décida de la suite. Dans les premières pages, il transposait en un concert pour orgue et viole de gambe le récit d’un de ses meurtres sadiques, sans presque modifier le décor réel où il l’avait perpétré, son atelier à bateau. On en reconnaissait la lourde porte d’acier peinte en vert foncé écaillé, qu’il tirait pour séparer les musiciens du public resté sur des gradins à l’extérieur, les membrures de bois du bateau qu’il y construisait, si démesurément ventru qu’il semblait ne jamais devoir naviguer, mais qui faisait un bon appât pour y mener ses victimes, là dans ce hangar où le bruit de ses machines couvrait comme une basse continue la musique hurlante qu’il y orchestrait. Fidèle à l’image clivée qu’il se faisait de lui-même, il s’y représentait sous la forme semblablement maigre et blême de deux musiciens à la limite du déséquilibre, dont le corps nu finissait par s’élever dans la transe à mesure que l’archet fouaillait le ventre de la musique.

En bon compositeur, il comptait bien que sa musique ainsi poussée aveuglerait suffisamment le lecteur pour qu’il n’y voie que des notes. Il avait donc réitéré ses transcriptions en diverses variations, plantant à l’occasion le décor, plus classique mais moins réel que celui de son atelier, de différentes salles de concert. A la vérité, la description des salles renvoyait plus à celle de ses proies et de ses chasses qu’à un quelconque bâtiment culturel. Il était lassé des références obligées aux grandes figures du romantisme musical qui s’y affichaient presque invariablement en médaillons, au moins quand la taille de l’édifice suffisait à leur exposition, fatigué des dorures voyantes qui se révélaient  à l’approche fausses et lamentablement écaillées, aussi fatigué que l’inévitable rouge passion des sièges dont le velours avait trop vécu. Il préférait les salles dont l’intérieur contemporain surprenait agréablement par son contraste avec une façade banalement néo-classique. C’est là qu’il pouvait donner ses meilleurs concerts, diriger pour ses compositions un orchestre symphonique où le roulement des percussions soulignait  la cadence épineuse des trombones fouettant les vagues des violoncelles tandis que les faibles cris du violon frotté par l’archet trop près du chevalet finissaient par s’éteindre, et que le chef d’orchestre lui-même accompagnait en flûte alto caressante le rythme hoquetant des respirations de sa musique, jusqu’à la fin de son agonie.

C’était de ces pages de transcription  musicale qu’il tirait peut-être sa plus grande fierté à propos de son livre, une fierté de virtuose, bien que l’architecture y ait pris peu à peu la place principale à la faveur de l’intérêt métaphorique qu’offraient les constructions où il jouait et d’un travestissement obscur des femmes en moulures dans les premiers chapitres (il y avait notamment celles en cavets renversés –  il écrivait « cuvet » - sur la pente desquelles il était impossible de s’arrêter). Il se mit donc avec ardeur à la transposition architecturale, traitant avec une attention égale l’urbanisme d’ensemble et le plus insignifiant des détails ornementaux. La pièce maîtresse de la construction de sa ville demeurait quand même l’érection fiévreuse de sa grande cathédrale, autour de laquelle tout s’organisait.





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